STATUT ET NOUVEAU MANAGEMENT PUBLIC, DEUX LOGIQUES OPPOSÉES

S

ENTRETIEN AVEC ANICET LE PORS, ANCIEN MINISTRE DE LA FONCTION PUBLIQUE ET DES RÉFORMES ADMINISTRATIVES

inter­ro­gé par David Mégret, res­pon­sable du SNCI-FO, en août 2022

D.M. En 40 ans, de nom­breuses attaques plus ou moins directes ont contri­bué au “mitage” du sta­tut géné­ral de la fonc­tion publique. Depuis 2018, le gou­ver­ne­ment tente de “réin­ven­ter” le ser­vice public en mobi­li­sant notam­ment la notion de “nou­veau mana­ge­ment public”. Ses cadres sont de plus en plus sou­vent expo­sés à des dis­cours et des for­ma­tions les enjoi­gnant à “aug­men­ter leurs com­pé­tences mana­gé­riales”.

En quoi ce “nou­veau mana­ge­ment public” que s’emploie à mettre en place le gou­ver­ne­ment remet-il en cause les prin­cipes d’égalité, d’indépendance et de res­pon­sa­bi­li­té, prin­cipes orga­ni­sa­teurs his­to­riques du sta­tut géné­ral de la fonc­tion publique ?

A. LP. Le Nou­veau Mana­ge­ment Public (NMP) s’inscrit natu­rel­le­ment au sein de l’idéologie mana­gé­riale qui tend à la géné­ra­li­sa­tion des cri­tères de ges­tion de l’entreprise pri­vée à l’ensemble de la socié­té. Éco­no­mi­que­ment, elle prend appui sur les axiomes de la théo­rie néo­clas­sique éla­bo­rée à la fin du XIXe siècle. Or, les exi­gences métho­do­lo­giques de la ges­tion du ser­vice public fina­li­sé par l’in­té­rêt géné­ral par nature mul­ti­di­men­sion­nel sont d’un niveau bien supé­rieur à celles de l’entreprise pri­vée axé sur le taux de ren­ta­bi­li­té interne ou le retour sur inves­tis­se­ment.

Il y a donc bien une néces­si­té d’approfondissement théo­rique de la notion d’efficacité sociale, mais le NMP n’y répond pas par la simple trans­po­si­tion du pri­vé au public.

Il est évi­dem­ment contraire au prin­cipe d’égalité en fai­sant du contrat une source auto­nome du droit de la fonc­tion publique, intro­dui­sant par là une concur­rence entre modes de recru­te­ment, de for­ma­tion, de ges­tion, de droits et obli­ga­tions, etc. Il est contraire au prin­cipe d’indépendance puisque l’agent recru­té sur contrat n’est tenu qu’au res­pect des règles posées par celui-ci dans le cadre de sa mis­sion et pen­dant la durée de celle-ci. Il est contraire au prin­cipe de res­pon­sa­bi­li­té puisqu’il n’a d’autres comptes à rendre que ceux cor­res­pon­dant au champ et à la nature de son acti­vi­té.

Le NMP fait ain­si cou­rir trois risques au ser­vice public : de confu­sion des inéga­li­tés, de conflit d’intérêts, de cap­ta­tion de l’action publique par le pri­vé.

D.M. Compte tenu des crises éco­no­miques et sani­taires affron­tées ces der­nières décen­nies et des enjeux sociaux et cli­ma­tiques devant nous, quel ser­vice public vous semble-t-il impé­ra­tif d’ériger ?

A. LP. Il convient tout d’abord de conce­voir le ser­vice public comme l’expression d’un effort col­lec­tif soli­daire. La faveur de la popu­la­tion et le sou­tien des orga­ni­sa­tions syn­di­cales repré­sen­ta­tives sont indis­pen­sables.

Il est signi­fi­ca­tif que le sta­tut géné­ral des fonc­tion­naires de 1983 ait été sou­te­nu par l’ensemble des syn­di­cats alors que la loi dite de trans­for­ma­tion d’août 2019 a ren­con­tré l’op­po­si­tion de l’en­semble de ces orga­ni­sa­tions. D’où l’importance du res­pect du droit à la négo­cia­tion qui leur a été recon­nu. Il faut ensuite sou­li­gner le carac­tère struc­tu­rel du ser­vice public qui ne peut être sou­mis aux contin­gences. Il doit s’adapter en per­ma­nence aux évo­lu­tions des besoins des popu­la­tions, au pro­grès tech­nique et aux chan­ge­ments inter­ve­nant dans le contexte natio­nal et inter­na­tio­nal. À cet effet il convient de réfor­mer l’ensemble des grilles de clas­si­fi­ca­tion des qua­li­fi­ca­tions.

La crise sani­taire en a démon­tré l’urgence, notam­ment dans les ser­vices de san­té, d’éducation, de recherche, d’assistance sociale. C’est dans ce nou­veau cadre que doivent être trai­tés les pro­blèmes rela­tifs à l’égalité femmes-hommes, au numé­rique, aux rela­tions inter­na­tio­nales, aux spé­ci­fi­ci­tés de la haute fonc­tion publique, etc.

Enfin, le ser­vice public ne peut s’analyser cor­rec­te­ment que dans une pers­pec­tive de long terme. Le prin­cipe de l’annualité bud­gé­taire ne sau­rait donc être direc­teur dans une telle démarche.

Autant de défis théo­riques, juri­diques, pro­fes­sion­nels pour la haute fonc­tion publique.