LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES, UNE UTOPIE TOTALITAIRE

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ALAIN SUPIOT DANS SON OUVRAGE “LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES” (2015) PRÉSENTE LE BASCULEMENT DU DROIT VERS L’UTILITÉ ÉCONOMIQUE ET LE RECOURS GÉNÉRALISÉ AUX NOMBRES…

Alain Supiot (1949- ) Pro­fes­seur des Uni­ver­si­tés de droit pri­vé et de science cri­mi­nelle à l’Université de Nantes exer­ça éga­le­ment à l’étranger, notam­ment à Flo­rence, Munich, Bari ou Ber­lin. Il est, depuis 2021, Pro­fes­seur au Col­lège de France où il occupe la chaire « État social et mon­dia­li­sa­tion ». Il fut éga­le­ment membre de dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions – entre autres, la Com­mis­sion mon­diale sur l’avenir du tra­vail.

Dans son ouvrage, Alain Supiot décline les grands axes de la cri­tique de La gou­ver­nance par les nombres qui se géné­ra­lise depuis les années 80 dans le monde éco­no­mique du pri­vé comme dans les ins­ti­tu­tions publiques :

Une réduc­tion de la com­plexi­té humaine
Sim­pli­fi­ca­tion abu­sive : La gou­ver­nance par les nombres tend à trans­for­mer des situa­tions com­plexes en indi­ca­teurs chif­frés. Cette sim­pli­fi­ca­tion masque la richesse des contextes humains et orga­ni­sa­tion­nels, en occul­tant des dimen­sions qua­li­ta­tives essen­tielles (sens, exper­tise, valeurs) qui ne se quan­ti­fient pas aisé­ment.

Des inci­ta­tions per­verses
Effets défor­mants : Lorsque l’évaluation se fonde uni­que­ment sur des chiffres, les com­por­te­ments peuvent se confor­mer à ces indi­ca­teurs – par­fois au détri­ment de la qua­li­té réelle du ser­vice ou de la pro­duc­tion. Cela favo­rise une course aux chiffres qui peut conduire à des pra­tiques de mani­pu­la­tion ou de « gaming » du sys­tème, au détri­ment d’une véri­table per­for­mance.

L’érosion de l’autonomie et de la com­pé­tence pro­fes­sion­nelle
Dis­qua­li­fi­ca­tion de l’expertise : La prio­ri­té don­née aux indi­ca­teurs ren­force un mode de ges­tion des­cen­dant et déper­son­na­li­sé. Les déci­sions sont sou­vent dic­tées par des cri­tères quan­ti­ta­tifs, déva­lo­ri­sant le juge­ment pro­fes­sion­nel, l’expérience et la capa­ci­té à appré­hen­der des situa­tions nuan­cées.
Uni­for­mi­sa­tion des pra­tiques : La stan­dar­di­sa­tion impo­sée par les mesures numé­riques réduit la marge de manœuvre des acteurs, contri­buant à une perte de sin­gu­la­ri­té et de créa­ti­vi­té dans l’action pro­fes­sion­nelle.

La mar­chan­di­sa­tion et l’instrumentalisation des rela­tions sociales
Déshu­ma­ni­sa­tion des orga­ni­sa­tions : En subor­don­nant les déci­sions aux résul­tats chif­frés, la dimen­sion humaine et rela­tion­nelle se trouve sou­vent négli­gée. Les rela­tions de tra­vail et les inter­ac­tions sociales se trans­forment en de simples tran­sac­tions éco­no­miques, ce qui peut accroître l’aliénation des indi­vi­dus.
Prio­ri­té à l’efficacité éco­no­mique : La logique du nombre met l’accent sur l’optimisation des coûts et l’efficacité mesu­rable, sou­vent au détri­ment de cri­tères de jus­tice sociale, de soli­da­ri­té et de qua­li­té de vie au tra­vail.

Un appau­vris­se­ment de la réflexion poli­tique et mana­gé­riale
Perte de la vision glo­bale : En se foca­li­sant sur des indi­ca­teurs quan­ti­ta­tifs, les déci­deurs risquent d’ignorer des dimen­sions essen­tielles telles que l’éthique, le long terme ou la res­pon­sa­bi­li­té sociale. Cette approche risque ain­si de favo­ri­ser des déci­sions réduc­trices et par­fois inadap­tées aux enjeux socié­taux com­plexes.

La cri­tique d’Alain Supiot met en lumière les dan­gers d’une gou­ver­nance qui se fonde exclu­si­ve­ment sur des nombres. Si les indi­ca­teurs peuvent appor­ter de la trans­pa­rence et une cer­taine objec­ti­vi­té, leur usage exces­sif ou exclu­sif tend à appau­vrir le débat, à déna­tu­rer les fina­li­tés de l’action publique et pri­vée, et à dégra­der le tis­su social. Pour repen­ser la gou­ver­nance, il appa­raît donc néces­saire de réin­té­grer des dimen­sions qua­li­ta­tives et humaines, afin d’enrichir la prise de déci­sion et de res­tau­rer l’autonomie des acteurs dans le res­pect de la com­plexi­té humaine.

LE SNCI-FO adosse ses reven­di­ca­tions en faveur les per­son­nels d’ins­pec­tion et plus lar­ge­ment pour l’E­cole publique à une réflexion radi­cale sur la loi, l’or­ga­ni­sa­tion de l’E­tat, de ses ins­ti­tu­tions. Ce tra­vail d’a­na­lyse en pro­fon­deur conduit le SNCI-FO éla­bo­rer des reven­di­ca­tions en matière de :

1. REDEFINITION DES CRITERES D’EVALUATION DES PERSONNELS D’INSPECTION
  • Inté­gra­tion de cri­tères qua­li­ta­tifs : le SNCI-FO exige que l’évaluation des pra­tiques pro­fes­sion­nelles ne se limite pas à des indi­ca­teurs chif­frés, mais prenne en compte des dimen­sions qua­li­ta­tives (juge­ment pro­fes­sion­nel, spé­ci­fi­ci­tés contex­tuelles, dimen­sion péda­go­gique et éthique).
  • Trans­pa­rence des indi­ca­teurs : le SNCI-FO reven­dique la cla­ri­fi­ca­tion et la dif­fu­sion publique des cri­tères uti­li­sés, afin que chaque ins­pec­teur puisse com­prendre et contes­ter les éva­lua­tions chif­frées mobi­li­sées pour leur pro­pore éva­lua­tion.
2. Restauration de l’autonomie professionnelle
  • Par­ti­ci­pa­tion active : le SNCI-FO demande une impli­ca­tion accrue des ins­pec­teurs dans la défi­ni­tion et la révi­sion des pro­ces­sus d’évaluation et de gou­ver­nance, afin de redon­ner du sens à leur exper­tise.
3. Lutte contre la standardisation déshumanisante
  • Valo­ri­sa­tion du savoir-faire indi­vi­duel : le SNCI-FO rejette l’uniformisation exces­sive qui néglige la sin­gu­la­ri­té de chaque situa­tion et plaide pour une recon­nais­sance de la diver­si­té des pra­tiques et des contextes édu­ca­tifs.
  • For­ma­tion conti­nue et déve­lop­pe­ment pro­fes­sion­nel : le SNCI-FO insis­ter sur la mise en place de for­ma­tions qui ren­forcent les com­pé­tences ana­ly­tiques et la capa­ci­té à appré­hen­der des situa­tions com­plexes dans leurs dimen­sions ins­ti­tu­tion­nelles et humaines, au-delà de la simple ges­tion de chiffres.
4. Garantie de l’intégrité des pratiques managériales
  • Contrôle indé­pen­dant : le SNCI-FO exige la créa­tion de méca­nismes de contrôle et de sanc­tion contre les dérives liées au « gaming » des indi­ca­teurs, afin d’éviter toute mani­pu­la­tion visant à atteindre des objec­tifs chif­frés au détri­ment de la qua­li­té du ser­vice.
  • Dia­logue social ren­for­cé : le SNCI-FO reven­dique l’ins­tau­ra­tion d’un cadre d’échanges régu­lier entre ins­pec­teurs, res­pon­sables aca­dé­miques et ins­tances syn­di­cales pour assu­rer une révi­sion conti­nue des pra­tiques de gou­ver­nance et pré­ser­ver le lien humain dans la ges­tion édu­ca­tive.
5. Rééquilibrage des priorités entre efficacité et humanité
  • Prio­ri­té à l’intérêt édu­ca­tif : le SNCI-FO reven­dique que les poli­tiques de ges­tion et d’évaluation soient réajus­tées pour pri­vi­lé­gier la qua­li­té de l’accompagnement péda­go­gique, le bien-être des équipes et la jus­tice sociale, plu­tôt que la seule effi­ca­ci­té “éco­no­mique mesu­rable”.
  • Éthique et res­pon­sa­bi­li­té sociale : le SNCI-FO deman­der l’intégration expli­cite de cri­tères éthiques dans les éva­lua­tions, afin que les déci­sions mana­gé­riales tiennent compte de leurs impacts sur le tis­su social et le cli­mat de confiance au sein de l’Éducation natio­nale.

Ces reven­di­ca­tions visent à contrer les effets per­vers d’une gou­ver­nance réduc­trice et à res­tau­rer une éva­lua­tion qui res­pecte la com­plexi­té et la richesse du métier d’inspecteur. Elles invitent à une réflexion sur un modèle de ges­tion plus équi­li­bré, où la valo­ri­sa­tion du juge­ment pro­fes­sion­nel et l’humain occupent une place cen­trale au ser­vice de l’u­ti­li­té sociale de l’E­cole publique.